L’une des grandes ambitions de l’intelligence algorithmique (sous la forme des méthodes de ML et DL) est de rendre compte de la réalité dans toute sa richesse, avec davantage de précision et de rapidité que ne le feraient les êtres humains.
L’un des grands défis que pose la chirurgie à cette forme d’intelligence du réel réside d’un côté dans la résistance de la matière
qu’elle travaille (variabilité individuelle des corps, imprévisibilité, incertitude…), et d’un autre côté dans la nature composite et
dynamique de la réalité sociale mise en place pour y faire face.
A l’échelle « micro », quelles données, quelles variables choisir pour modéliser (comprendre et prévoir) cette réalité ? Comment
circonscrire le contexte d’extraction de ces données, son périmètre, ce qu’il faut sélectionner ou ignorer, et pourquoi ?
A l’échelle « macro » où commence et où s’arrête le parcours de soin et l’activité opératoire elle-même (pour le pré-opératoire :
à l’adresse du patient par un confrère, à la consultation ? Pour le post- opératoire : à la phase de surveillance ? Au retour du
patient au domicile ou au travail ?). Quels savoir-faire sont mis en œuvre, selon quelles temporalités, comment ces différentes
phases s’articulent-elles entre elles ?
Les deux exposés qui composent cette conférence apportent l’éclairage des sciences humaines et sociales sur ces différents
points.
Par Olivia Chevalier, Philosophe des sciences, chargée de recherche (IMT/Chaire BOPA)
Cette conférence propose dans un premier temps de dresser un état de l’art synthétique du degré d’implémentation des IA
(notamment dans la version Machine Learning) au bloc opératoire dans différents pays (France, États-Unis et Corée). Dans un
second temps il s’agira d’identifier quelques-unes de leurs principales limites. Nous présenterons d’abord (i) quelques-unes des
difficultés techniques rencontrées dans ce projet d’implémentation puis (ii) certains obstacles épistémologiques qui nous
semblent inhérents à l’IA. En effet, à la suite de ce que le statisticien Nissim Nicholas Taleb démontre dans le champ de l’
économie, du fait de sa nature algorithmique et statistique, l’IA est principalement adaptée aux situations prévisibles et
non-individuelles, alors même que l’acte chirurgical est constamment confronté à des situations d’incertitudes et a toujours
affaire à des individus.
Par Gérard Dubey, Professeur de sociologie (IMT/Chaire BOPA/Université Paris 1 Cetcopra)
Nous interrogerons ici la promesse d’un bloc opératoire technologiquement augmenté à l’aune de ce qui se joue hors du bloc
ou dans un autre temps que celui du peropératoire. Les dispositifs digitaux que l’on cherche à implémenter ont tous pour
objectif d’améliorer la sécurité en réduisant l’incertitude. Il s’agit, la plupart du temps, d’aides à la décision qui visent à
accompagner l’activité du chirurgien plutôt qu’à s’y substituer. Mais ces approches ont un angle mort : elles se focalisent sur le
peropératoire et la figure isolée du chirurgien.
L’idée-force défendue ici est que ce qui se joue au bloc est le point d’orgue d’un travail en grande partie invisible réalisé en
amont lors de la consultation, de la planification, de la préparation de la salle et de l’installation du patient. Ces différents
temps, parce que moins visibles et non mathématisables, ont tendance à être occultés ou minorés. Ils sont pourtant des
modalités essentielles de la construction de la confiance nécessaire à l’action (le temps du peropératoire) dans un milieu
caractérisé par l’incertitude.